Jet de l’éponge au seizième round, par Denis Robert
jeudi 12 juin 2008 , par Ici et là
dansCe texte est ma dernière intervention publique à propos de Clearstream. J’ai pris la décision de refuser toute interview liée à la chambre de compensation luxembourgeoise et de ne plus l’évoquer sur Internet, dans les journaux, à la radio, à la télévision.
Cette décision est douloureuse mais réfléchie. Je la prends après ma lourde et incroyable condamnation pour diffamation (pour un montant de 12500 euros) par le tribunal de Bordeaux suite à des propos vieux de deux ans et plutôt modérés (1) sur le fonctionnement de cette multinationale qui officie dans plus de cent pays, dont quarante paradis fiscaux.
Cette condamnation pour laquelle j’ai fait appel intervient le jour de la dernière audience civile du tribunal de Luxembourg où Cleastream me réclame 100 000 euros en réparation des 421 exemplaires vendus de Clearstream l’enquête dans le Grand Duché. Plus de 237 € par livre (2). C’est aussi le jour où le Parquet de Paris demande, dans son réquisitoire supplétif, mon renvoi en correctionnel pour recel d’abus de confiance et recel de vol de documents bancaires en déformant d’une manière particulièrement malhonnête la réalité de mes enquêtes (3).
Je jette l’éponge.
C’est une victoire de Clearstream, de ses avocats, de ses juristes, de ses dirigeants, des banquiers de son conseil d’administration. Une victoire de la censure.
En écrivant "Révélation$" ou "La Boîte noire" avec le soutien de Laurent Beccaria, aux éditions des Arènes, en réalisant avec Pascal Lorent et Canal plus les dissimulateurs ou l’affaire Clearstream racontée à un ouvrier de chez Daewoo, je ne pensais pas en arriver à cette extrémité. A ce K.O. Je n’imaginais pas subir ce harcèlement et cette entreprise de déstabilisation. Je suis entré dans un cercle vicieux : plus Clearstream m’attaque plus je me défends, plus je me défends plus je prends des risques. En premier lieu, celui d’être taxé d’obsessionnel. Ce que je ne suis pas.
Je me suis battu pendant vingt ans pour la construction d’une justice européenne. J’ai toujours écrit pour informer l’opinion de l’intégration croissante du crime organisé dans les circuits financiers et les processus de décision de nos sociétés mondialisées. Depuis mon travail à Libération à la rédaction de l’appel de Genève ou par mes autres livres et films, j’ai essayé d’informer le public de ce qui se passait dans les coulisses du pouvoir et de la finance clandestine. Mais la partie est devenue trop dure et inégale.
J’ai entrepris ce travail de journaliste avec mes moyens, ma bonne foi. Je le paie cash. Un peu trop. J’ai passé des centaines d’heures à filmer des témoins, recouper des informations, éplucher des listes de comptes, forcer les barrages des secrétaires et des attachés de presse, envoyer les lettres recommandées, questionner des banquiers ou des PDG. J’ai toujours évité les compromissions quand beaucoup de mes détracteurs parmi les journalistes ne connaissent du travail d’investigation que les rendez vous discrets avec les commissaires des RG, de la DST ou les avocats.
J’ai réalisé une enquête de première main, avec des dizaines de témoins différents. Huit ans de ma vie. Nous avons remporté de belles victoires, repoussé plusieurs dizaines d’assauts de banques russes, luxembourgeoises ou de Clearstream devant les tribunaux français, belges, canadiens, suisses et même à Gibraltar.
Mais ce n’est plus possible.
Ma confiance envers la justice et les hommes qui ont à juger de mes écrits s’est émoussée. Les tribunaux sont plus sensibles à l’air du temps et au harcèlement juridique d’une société aux moyens inépuisables, qu’à l’examen des faits. Je suis condamné par des magistrats qui, la plupart du temps, ne connaissent des mécanismes financiers que leur livret de Caisse d’Epargne.
Aujourd’hui en expliquant que des clients douteux se servent de Clearstream comme "d’un poumon à la finance parallèle" , je prends le risque d’être poursuivi. Et condamné. Alors que je peux prouver que des milliers de comptes sont ouverts chez Clearstream dans des paradis fiscaux qui abritent des milliards d’euros. C’est injuste. C’est ainsi.
J’ai le sentiment d’être plus poursuivi et sanctionné en écrivant sur la délinquance financière que si je faisais une apologie du nazisme ou du viol de la vie privée. Au bout d’un moment, cela n’a plus de sens, sinon, celui de donner du travail à l’avocat et aux juristes de Clearstream.
Mon blog est surveillé. En écrivant au jour le jour les fragments de cette histoire, je m’expose trop. Je livre des éléments qui ensuite se retournent contre moi et alimentent des procédures de plus en plus longues et coûteuses. Chaque jour, le chargé de communication de la firme s’y connecte et fait son compte rendu aux avocats de Clearstream. Ce dernier message est donc d’abord pour eux. Vous ciblez vos attaques sur moi, en évitant de poursuivre les auteurs qui publient des livres tout aussi accusateurs, les articles qui s’étonnent de la réputation de vos clients et de certaines de vos pratiques ou même l’Autorité des Marchés Financiers qui met en cause votre opacité. Il vaut mieux s’en prendre à un seul. Je suis celui qui a révélé votre existence. Je dois payer. Voilà, messieurs, vous allez gagner du temps. C’est la dernière fois que vous aurez à lire mes réflexions. Comment dites-vous déjà ? "Obsédé, falsificateur, conspirationniste…" Je suis las de lire ces mensonges à longueur d’assignations.
Vous voulez me détruire et me ruiner. Vous vous servez de tout ce qui traîne pour me faire une sale réputation. Peut-être y parviendrez-vous. Peut-être pas.
Vous vouliez que je me taise. Je me tais. C’est paradoxal à l’heure où la jurisprudence européenne tient les journalistes pour "les chiens de garde de l’Information". Et où "Millenium" triomphe en librairie. Un million de lecteurs se passionnent pour cette trilogie et les aventures de Blomqvist, en butte à la délinquance financière. Mais dans la vraie vie, les Blomqvist ont des enfants, des fins de mois et parfois le blues.
De nombreux procès restent en suspend et une commission d’enquête parlementaire européenne est toujours possible. A tous ceux qui m’accompagnent dans ce travail, aux centaines de journalistes qui envoient un message et leur carte de presse pour ma défense, aux magistrats spécialisés qui écrivent des attestations en ma faveur, aux députés français et européens qui me soutiennent, à mes avocats, aux 300.000 internautes qui suivent ce
blog, au comité qui m’aide à payer les frais de justice, je dis "merci et persévérerez". Le combat continue, même si je dois me taire.
Denis Robert
Je laisse les clés de mon blog à quelques amis qui tiendront, s’ils le désirent, la chronique non autorisée du capitalisme financier.
Pour ceux que ma défense intéresse, je vous invite à régulièrement jeter un œil sur : Le blog du comité de Soutien
(1) Le tribunal de Bordeaux me dénie le droit de mettre en avant le témoignage d’un responsable informatique de la firme qui a attesté effacer les traces de virements de transactions portant sur des sommes importantes. Régis Hempel a maintenu ses accusations en 2002 et 2003 devant une mission d’enquête parlementaire, face à nos caméras, lors des procès en diffamation qui m’ont été intentées. La seule fois où il est revenu sur ceux-ci remonte à 2001 face aux policiers luxembourgeois. Il n’avait, justifiait-il, pas confiance en la justice de son pays. Les magistrats de Bordeaux ont pourtant retenu cette audition pour trancher en ma défaveur. L’article en cause est à lire sur le site du comité de soutien.
(2) Clearstream préfère jouer à domicile. La firme n’a pas bougé en France où le livre s’est vendu à près de 20.000 exemplaires malgré une interdiction le lendemain de sa sortie.
(3) Le réquisitoire supplétif du Parquet de Paris indique que ma thèse serait fondées sur des "microfiches détournées" et viserait "l’utilisation de la chambre de compensation à des fins mafieuses par des organisations russes, à des fins de corruption par des industriels et enfin pour le financement d’opérations spéciales par les services secrets français..." Les magistrats parisiens ajoutent : "Les recherches sommaires menées à la suite de la parution de cet ouvrage devaient amener la constatation de l’inanité de ces accusations."Révélation$" décrit le fonctionnement d’un service interbancaire devenu en trente ans un monstre informatique, domicilié au Luxembourg. Sur la base d’un fichiers de clients, le livre révèle l’existence de comptes non publiés. Les microfiches n’ont servi qu’à retracer une transaction entre une banque mafieuse anglo-pakistanaise (la BCCI) et la Banque générale de Luxembourg.
Je n’ai jamais parlé d’organisation (s) mafieuses russes mais j’ai démontré qu’une banque russe -la MENATEP- dont le dirigeant est en prison et contre qui nous avons gagné tous nos procès (24 au total) avait un compte non publié et non rattaché à un compte principal publié dans Clearstream.
Je n’ai jamais évoqué de corruption par des industriels mais j’ai révélé le fait avéré aujourd’hui que des multinationales comme Siemens, Unilever, Shell ou le groupe Accor y avaient des comptes illégaux.
Le paragraphe sur les services secrets ne représente que dix lignes dans un livre de plus de 400 pages. Le sigle DGSE n’était pas celui des services secrets, mais appartenait à la Banque de France, qui s’en servait pour intervenir anonymement sur les marchés financiers.
Quant à "l’inanité" de mes accusations, aucune enquête n’a été menée par la justice en particulier française. Mon livre "La boîte noire" est sorti un an plus tard et a développé et creusé mes thèses. Clearstream a perdu le procès qu’elle m’a intenté sur ce livre. Nous sommes en appel. Une mission d’information parlementaire a repris mon travail, comme des dizaines de journalistes (Nouvel Obs, Inrocks, Canard enchaîné, AFP, Libé, Point, France Inter, France 2). Nous butons depuis le début, avec cette affaire Clearstream, sur le mur judiciaire des paradis fiscaux qui empêchent toute investigation sérieuse.