L’immeuble est de verre et d’acier. Les vitres teintées ne permettent
pas aux regards de pénétrer à l’intérieur. C’est au coin d’une rue
tranquille et d’un boulevard à la circulation automobile incessante de
ce lundi après-midi. Un son sourd et permanent, un son du cœur de la
ville. Et ce n’est pas le canal, de l’autre côté du fleuve des
bagnoles, avec ses grands arbres qui le dominent et l’espace vert qui
le longe qui peut donner à ce coin de trottoir le moindre espace de
naturel.
De la voiture banalisée qui vient se ranger, à quelques mètres, sortent
des hommes en uniforme de la police. Ils en extraient un jeune noir,
menotté, en tee-shirt jaune, très calme, et ils remontent, le long du
trottoir sous les regards de la demi-douzaine de personnes qui
attendait son arrivée. Quelques minutes plus tôt une femme noire avec
un landau et 2 petites filles sont entrées dans l’immeuble.
Nous les suivons. Nous en avons le droit. Les audiences de ce tribunal
sont ouvertes au public puisque la loi y est rendue en son nom. Au fond
d’un couloir un peu sombre il y a une salle plus large avec un banc sur
le côté droit. L’homme au tee-shirt jaune accompagné de la femme et des
deux gamines tient dans ses bras un bébé qui dort. Une avocate en robe
noire lui parle doucement, elle lit le mince dossier et semble lui
demander des renseignements. C’est un murmure. De chaque côté de la
salle d’attente l’équipe en uniforme attend, les bras croisés,
l’arrivée de la juge. Leur chef est un colosse. Il a la carrure d’un
rugbyman. Je devine que c’est leur chef car il tient une sorte de
talkie-walkie qui grésille, et puis c’est à lui que s’adresse la
secrétaire. Notre équipe de témoins s’est dispersée. Nous ne nous
connaissons pas et aucun d’entre nous n’est encore venu assister à ce
cérémonial. Une large baie donne sur un patio étrange au sol de
cailloux, ou un arbre mort tend ses bras vers un ciel trop lointain.
Dans le silence de l’attente seul un distributeur de boissons et de
friandise donne un peu de vie.
La greffière, une petite femme ronde d’une cinquantaine d’années, au
visage doux, l’air gentil, entre, par une autre porte, et annonce que
l’audience est ouverte. Le tribunal c’est une grande salle plus large
que longue où des bancs sont disposés en éventail face à un comptoir
surélevé. Derrière c’est de nouveau ce patio vide et minéral et cet
arbre sinistre. Une porte s’ouvre. La juge fait son entrée suivie de la
greffière. Tout le monde se lève. Elle dit des mots rituels, cela va
vite et je ne comprends pas alors je fais comme à la messe et j’imite
mes voisins. Elle s’assoit. Le public aussi. Face à elle, mais en
dessous, je ne vois que le dos de l’homme noir au tee-shirt jaune. Mais
derrière lui les deux gamines, sur leur banc, tournent leurs regards de
tous côtés. La grande, plus proche de lui, serre la main de l’homme
dans son dos. La femme est assise un peu plus loin, dans la travée avec
le landau et le bébé qui dort.
Monsieur T contre la préfecture. La juge ennonce les faits. Monsieur T
Guinéen, sans papiers, en instance d’expulsion, demande à la justice
l’arrêt de la procédure engagée par la préfecture et sa libération du
centre de rétention. La magistrate examine les papiers. Dans la salle
il n’y a ni le préfet ni quelqu’un pour le représenter. Puis elle
s’exclame : Il y à la une demande de l’Association de Protection de
l’Enfance et de l’Adolescence, mais elle est irrecevable car elle n’est
pas signée par le secrétaire de l’association et ne donne aucun grief
contre la préfecture.
Une jeune femme, assise à côté des enfants, se lève et dit :
Je suis présente.
Et bien je vous le dis votre demande est irrecevable !
Prévenu jeudi nous n’avons pas eu le temps matériel de faire signer
cette lettre par notre secrétaire.
Ce n’est pas mon problème.
Justement le bébé s’est réveillé et geint doucement. La mère le prend
dans ses bras et se lève pour sortir. Elle est déjà à mi-chemin de la
porte quand on entend la voix forte de la juge : - Il ne doit y avoir
aucun bruit pendant l’audience ! Vous êtes prié de sortir. Les
policiers s’écartent.
Puis l’avocate a la parole. Elle bafouille un peu et lit le dossier.
Monsieur T a un petit garçon d’un an, né en France, et s’occupe des
deux petites sœurs de sa compagne, elle-même en situation régulière. Il
n’a pas d’emploi mais la présence au domicile de Monsieur T permet à
Madame D de travailler dans les horaires de la restauration. S’il est
reconduit à la frontière c’est toute la famille qui va être en
difficulté.
La juge annonce qu’elle va délibérer et se lève. On se lève. On se
rassoit. La femme noire revient avec le bébé. L’homme ne bouge pas mais
il joue avec le bébé. Les flics papotent entre eux. Il y a un problème
avec un autre étranger qui aurait dû être amené du centre de rétention,
qui ne l’a pas été, qui va arriver, qui n’a même pas pu s’entretenir
avec son avocate commis d’office. Celle-ci refuse d’assister à
l’audience si on ne respecte pas au moins le droit des gens à voir un
avocat. Tout à l’heure la juge lui a répondu : Ce n’est pas mon
problème. J’entends la greffière qui entre dans la salle et lui dit que
finalement, elle pourra avoir quelques minutes avec son client !
La juge revient. On se lève. - La demande de Monsieur T est rejetée.
L’avocate s’approche de la juge et lui dit quelque chose que je
n’entends pas… Il est exact que je n’ai pas justifié ma décision, mais
cela sera fait dans les 48 heures. Mes justifications seront présentées
à Monsieur T au centre de rétention. Vous savez lire le français
Monsieur ? Puis elle s’occupe de l’affaire suivante.
Dans la salle d’attente une femme pleure, dit qu’elle est trop émotive,
qu’elle nous demande de l’excuser. Le monsieur noir en tee-shirt jaune
est avec sa femme et les enfants. L’avocate lui dit qu’elle va faire
appel. Une étudiante du réseau des témoins nous souffle que l’appel
n’est pas suspensif de la décision, qu’il sera peut-être jugé alors
qu’il aura déjà été expulsé, que de toute façon quand il n’y a pas de
représentant du préfet à l’audience c’est que la préfecture sait qu’ils
n’auront rien à craindre, que c’est couru d’avance. Et puis qu’ils leur
faut respecter les ordres du gouvernement et arriver à expulser 25 000
sans papiers avant le 31 décembre, faire du chiffre !
Moi je regarde ces deux petites filles, cette femme et son bébé, cet
homme noir si digne, si calme, le grand baraqué au fond de la salle
avec son équipe, et je me dis que si c’est ça la justice, et qu’elle se
fait soi disant en notre nom, nous devrions être un peu plus nombreux à
la regarder faire, bien droit dans les yeux. Au moins la regarder
faire, lui signifier que nous sommes témoins et que nous aurons de la
mémoire.
La nuit venue, en face de ce grand bâtiment de verre et d’acier, dans
le petit espace vert qui longe le canal, il y a des femmes noires qui
hèlent des types dans les bagnoles et qui leur taillent des pipes dans
les bosquets. Elles sont Ghanéennes m’as-t’on dit. Elles se prostituent
pour rembourser leur voyage aux réseaux de maquereaux qui vendent de la
viande ou de la drogue.
Mais la juge s’en fout.
La nuit, elle dort.
Caillou le 3 octobre 2007
http://cailloutendre.unblog.net/?p=137
Obtenir des informations, avec le Réseau Éducation Sans Frontières sur
http://www.truc.abri.org/-resf31-